En l’espace de quinze ans, la plateforme de partage de vidéos personnelles lancée aux États-Unis par trois anciens employés du service de paiement en ligne PayPal s’est transformée en mastodonte des nouveaux médias. Elle représente l’audience la plus importante – mais la moins bien monétisée – de la musique en streaming, et inversement la musique est devenue son meilleur pourvoyeur d’audience.
De l’été à l’automne, le journaliste Philippe Astor nous livre une série en huit épisodes sur l’histoire du streaming à travers ses entreprises pionnières. Une analyse riche et détaillée pour mieux comprendre comment ce marché s’est structuré, de ses balbutiements à aujourd’hui.
Retrouvez les autres épisodes :
– Les pionniers du streaming #1 : RealNetworks / Napster
– Les pionniers du streaming #2 : Deezer
– Les pionniers du streaming #3 : Pandora
– Les pionniers du streaming #4 : YouTube
– Les pionniers du streaming #5 : Spotify
À 28 ans, Roelof Botha, jeune Sud-Africain venu terminer ses études dans la Silicon Valley à la fin des années 1990, où il obtint haut la main un MBA (Master of Business Affairs) à l’université de Stanford, a déjà supervisé l’introduction en bourse de PayPal en tant que directeur financier, en février 2002, et la vente du service de paiement en ligne à eBay quelques mois plus tard, pour 1,5 milliard de dollars. Brillant diplômé en mathématiques et statistiques de l’université de Cape Town, il avait commencé à travailler pour la start-up californienne afin de financer la poursuite de ses études aux États-Unis. Comme à beaucoup d’employés de PayPal, recrutés pour la plupart avant même d’avoir obtenu leur diplôme, l’opération lui a rapporté un beau pactole. La fortune de ce petit-fils de « Pik » Botha, dernier ministre des Affaires étrangères du régime de l’Apartheid, que rien ne prédestinait à devenir directeur financier d’une start-up Internet dans la Silicon Valley, est pour ainsi dire déjà faite.
« Au milieu des années 1990, lorsque l’Internet a explosé, j’avais le sentiment que quelque chose d’intéressant allait se produire dans la Silicon Valley, se souvient-il (Source). Il y avait quelque chose de dynamique, les gens créaient de nouvelles entreprises et étaient occupés à changer le monde. Pour être honnête, je ne pensais pas que les choses se passeraient si bien. J’ai eu de la chance. J’avais le sentiment que je devais venir ici ». Début 2003, année de ses trente ans, Roelof Botha devient partenaire du célèbre fonds de capital risque californien Sequoia Capital, créé en 1972 : l’un des plus profitables de la Silicon Valley, qui a contribué au financement de la plupart des superstars locales des nouvelles technologies, dont Apple, Cisco, Oracle, Yahoo ou encore Google. C’est à ce titre qu’il adresse une note à ses associés, à l’automne 2005, leur présentant une opportunité d’investissement dans une plateforme de partage de vidéos en ligne encore en bêtatest, que viennent de lancer trois anciens employés de PayPal sous le nom de YouTube.
Initialement, YouTube ciblera le contenu vidéo UGC local, (…) puis, une fois que son audience atteindra celle des médias traditionnels, YouTube sera en mesure de syndiquer également le contenu de ces médias.
Mafia Paypal
Affranchis et enrichis, comme Roelof Botha, par la vente de PayPal à eBay, Chad Hurley, Steve Chen et Jawed Karim veulent lancer leur propre start-up dans le secteur de la vidéo en ligne, dont ils pressentent le montée en puissance, et ont tout naturellement présenté le projet à leur ancien directeur financier devenu partenaire chez Sequoia. Comme eux, de nombreux futurs millionnaires de la Silicon Valley sont issus du vivier d’entrepreneurs visionnaires qu’a constitué PayPal, à tel point que la presse américaine n’hésite pas à parler de « mafia PayPal »(Source). C’est chez PayPal que les trois fondateurs de YouTube ont croisé Roelof Botha, mais aussi Elon Musk futur fondateur de Tesla Motors (voiture électrique), Solar City (énergies renouvelables) et SpaceX (astronautique), également d’origine sud-africaine, ou encore Reid Hoffman, fondateur du réseau social professionnel LinkedIn, qui deviendra l’un des business angels les plus prolifiques de la Valley, cumulant des participations dans une soixantaine de start-up, dont le site de partage de photos Flikr, l’agrégateur de favoris Digg, ou encore Mozilla (éditeur du navigateur Web Netscape). Cette pépinière de business angels essaimée par PayPal est présente dans le capital de presque toutes les start-up qui font le buzz au milieu des années 2000, de Facebook à Flikr, Joost, Last.fm, Technorati, etc. Elle s’entraide, se conseille, se coopte, se soutient, se finance.
Chad Hurley, Steve Chen et Jawed Karim exposent leur business plan à Roelof Botha en juillet 2005. Leur objectif affiché, écrit en toutes lettres dans le résumé qu’il lui remettent, est de devenir « le principal débouché des contenus vidéo générés par les utilisateurs sur Internet », et de « permettre à quiconque de mettre en ligne, partager et naviguer dans ces contenus ». Le marché est porteur, selon eux, avec deux leviers de croissance potentiels bien réels : d’une part, la démocratisation des moyens de production vidéo, et leur intégration dans toutes sortes d’appareils courants, comme les appareils photo numériques et les téléphones mobiles, va entraîner une explosion des UGC (User Generated Content), ou vidéos produites par les utilisateurs ; d’autre part, l’accès haut débit au réseau atteint un taux de pénétration critique qui permet de considérer Internet comme un moyen alternatif fiable pour diffuser de la vidéo.
« Les téléspectateurs affluent sur Internet parce qu’ils trouvent une plus grande variété de contenus et peuvent choisir quand et comment les regarder, écrivent les porteurs du projet dans leur business plan. Les médias traditionnels veulent pénétrer dans ce nouvel espace parce qu’ils veulent suivre le public et parce que le contenu y est moins cher et plus facile à distribuer ». Et les auteurs de citer des exemples de vidéos ayant déjà touché plus de monde sur Internet qu’à la télévision, comme celles prises lors du tsunami survenu dans l’océan Indien en décembre 2004, ou celles du sein de Janet Jackson dévoilé contre son gré à la télévision par Justin Timberlake, quelques semaines plus tard, à l’occasion de la retransmission du Super Bowl. L’accent mis sur les vidéos UGC n’est qu’une première étape, expliquent les fondateurs de YouTube : « Initialement, YouTube ciblera le contenu vidéo UGC local, car à court terme, c’est le type de contenu vidéo qui connaît la plus forte croissance et possède l’audience qui croît le plus vite. Cette phase permettra à YouTube de s’imposer comme l’acteur dominant des contenus vidéo sur Internet. Une fois que l’audience de YouTube atteindra celle des réseaux de médias traditionnels, YouTube sera alors en mesure de syndiquer également le contenu des médias traditionnels (actualités, divertissement, MTV, etc.). »
Autant de freins techniques à la diffusion de vidéos UGC que lève YouTube. Il suffit d’envoyer ses fichiers sur la plateforme, qui s’occupe du reste.
En 2005, l’exploitation et l’échange de contenus vidéo sur Internet pose encore de nombreux problèmes. Les fichiers vidéo sont trop gros pour être envoyés par e-mail, et leur diffusion depuis un site web consomme trop de bande passante. Il n’y a pas d’harmonisation des formats de fichier vidéo, ce qui impose aux utilisateurs d’installer différents programmes de lecture supportant différents codecs (algorithmes d’encodage) pour les lire. Et même s’il sont de plus en plus faciles à réaliser et de moins en moins chers à produire, les contenus vidéo dorment bien souvent sur le disque dur des internautes, faute de moyens de les mettre facilement à disposition, d’échanger à leur sujet, ou de relier entre elles plusieurs vidéos avec des liens hypertextes, comme on peut le faire de plusieurs pages ou sites web. Autant de freins techniques à la diffusion à grande échelle de vidéos UGC que lève YouTube. Il suffit d’envoyer ses fichiers sur la plateforme, qui s’occupe du reste. Dès réception, les UGC sont convertis par le back office de YouTube au format Flash Video, qui est supporté par la plupart des navigateurs web et offre un double avantage : il ne nécessite pas d’installer un lecteur spécifique, et permet de commencer à lire la vidéo avant de l’avoir téléchargée en entier, c’est-à-dire de faire du streaming vidéo, ce qui va être la marque de fabrique de YouTube.
« YouTube fournit une communauté qui connecte les utilisateurs aux vidéos, les utilisateurs aux utilisateurs et les vidéos aux vidéos. Grâce à ces fonctionnalités d’intégration, les vidéos reçoivent plus de vues et les utilisateurs passent plus de temps sur YouTube. Parce que ces caractéristiques sont similaires à celles de Flikr, YouTube est souvent appelé « le Flikr de la vidéo » », écrivent les fondateurs dans le résumé de leur business plan. Les fonctions de base de YouTube (moteur de recherche, suggestion de vidéos similaires, tags, classements, hébergement des UGC, partage public et privé, forums, commentaires, favoris, etc.) reposent sur une architecture ouverte qui permet aux développeurs de les intégrer à des services web via des API (interfaces de programmation), et aux utilisateurs lambda de diffuser des vidéos sur Internet en incrustant le lecteur de YouTube dans les pages de leur blog ou de leur site web. Un moyen d’élargir l’audience de YouTube très au-delà de son seul portail. En plus du trafic direct vers son site, l’entreprise projette de se doter ainsi d’un vaste réseau de distribution. Chaque vidéo a son lien hypertexte, qui permet de la partager instantanément.
Après avoir testé la plateforme par lui-même pour échanger des vidéos avec des membres de sa famille, et convoqué une deuxième réunion de présentation au mois de septembre 2005 en présence de plusieurs représentants de Sequoia Capital, Roelof Botha rédige un mémorandum recommandant à ses associés d’investir dans la compagnie. « Les trois [fondateurs] ont mis au point un service très facile à utiliser et à fort potentiel de croissance qui exploite plusieurs veines importantes : le contenu généré par les utilisateurs ; la publicité en ligne ; la prolifération généralisée de dispositifs de capture vidéo peu coûteux ; et l’adoption continue du haut débit », écrit-il à leur adresse. Son mémo ne survend pas l’affaire. Ce spécialiste de la gestion des risques « assuranciels » ne minimise pas ceux que présente le projet. Des géants de l’Internet comme Google et Yahoo, qui proposent leur propre moteur de recherche de vidéos sur Internet depuis peu mais ne jouent pas la carte des UGC, et pléthore de nouveaux acteurs plus petits – qui soit ont une bonne technologie mais pas suffisamment d’exposition, comme le français Dailymotion ; soit le contraire, comme l’américain Vimeo -, constituent de futurs concurrents potentiels. « Les autres catégories de concurrents potentiels (groupe de médias, fournisseurs d’accès à Internet, etc., ndr) ne se concentrent pas nécessairement sur le contenu vidéo, ou ne se concentrent pas sur le contenu généré par les utilisateurs dans le contexte d’un site communautaire. Mais l’entreprise devra rester très vigilante au cours des trois à six prochains mois, et s’assurer de fournir à la fois un riche éventail de fonctions et une grande profondeur de catalogue », écrit Roelof Botha dans son mémo.
Le pari fou de Sequoia Capital
Essentiellement basé sur la publicité – même si les fondateurs envisagent de commercialiser des services et des contenus payants -, le modèle de revenus de YouTube paraît incertain. « Je crois que YouTube a clairement l’opportunité de générer des revenus publicitaires. Cependant, nous ne savons pas encore quelle forme de publicité serait la plus efficace. Plus précisément, l’entreprise peut-elle développer des produits publicitaires attrayants qui ne sont pas intrusifs pour l’expérience du consommateur ? », se questionne Roelof Botha. En terme de chiffre d’affaires potentiel, les projections ne peuvent se faire qu’à la louche. L’ancien directeur financier de PayPal ignore ce que peut être le CPM (coût pour 1000 vues) de la publicité vidéo sur Internet, qui est encore balbutiante. Il ne sait pas plus quel pourcentage de l’inventaire vidéo de YouTube est monétisable par la publicité, ce qui suppose à la fois de générer une audience suffisante et de parvenir à vendre l’espace publicitaire disponible. Roelof Botha ignore enfin ce que sera la capacité de YouTube à faire croître son audience de manière exponentielle, ce qui est une condition sine qua non de sa réussite. Il se risque à élaborer trois scénarios. Le moins disant table sur 10 millions de vidéos vues par jour, avec un taux de monétisation de 15 % et un CPM de 10 dollars, ce qui permet de projeter un chiffre d’affaires annuel de 6 millions de dollars. Le plus optimiste table sur 30 millions de vidéos vues par jour, un taux de monétisation de 25 % et un CPM de 20 dollars, soit un chiffre d’affaires annuel potentiel de 55 millions de dollars. « Nous devrons tester ces hypothèses avec soin au cours des prochains mois afin d’avoir une idée précise du potentiel de revenus de la compagnie », écrit le partenaire de Sequoia Capital.
Les nouvelles vidéos téléchargées sont récupérées par deux services fonctionnant sur chaque machine : 1) convertir et 2) répliquer.
YouTube est encore loin du compte. Le site n’affiche encore que 15 000 vidéos au compteur en terme de catalogue, et son audience, même si elle a surpassé celle de tous ses concurrents depuis la mise en ligne de la version béta au mois de juin 2005, est 100 à 300 fois inférieure aux hypothèses sur lesquelles se fonde Roelof Botha, à hauteur de 100 000 vidéos vues par jour. « Mais l’entreprise a atteint sa taille actuelle en seulement deux mois », observe-t-il. Ses prévisionnels fixent un cap. « YouTube va devoir croître de manière significative pour que l’entreprise génère des revenus consistants », écrit-il. Ce qui suppose de s’assurer que la plateforme puisse monter rapidement en puissance à moindre coût. « L’équipe a développé une couche d’abstraction logicielle qui lui permet d’utiliser du matériel peu coûteux pour diffuser des vidéos, et de réduire les coûts de bande passante », précise Roelof Botha, qui évalue le coût du stockage à un cent par vidéo dupliquée (0,01 dollar), et celui de la bande passante à moins de un dixième de cent par vidéo servie (0,0008 dollar). Son mémo inclut la description détaillée, par ses concepteurs, de l’infrastructure technique de YouTube, qui est facilement modulable, en termes de capacités de stockage et de conversion comme de bande passante. « Notre technologie de distribution vidéo est construite sur des clusters de plusieurs machines assurant la redondance et permet un débit plus élevé, indiquent-ils. […] Les nouvelles vidéos téléchargées sont récupérées par deux services fonctionnant sur chaque machine : 1) convertir et 2) répliquer. Le convertisseur analyse la vidéo et examine des éléments tels que la fréquence d’image, le format, l’encodage audio et le codec vidéo utilisé dans la vidéo originale. Il s’appuie sur ces éléments pour mieux la convertir au format de diffusion de YouTube. » Au cours du processus de conversion, qui peut donner lieu à certains ajustements et habillages, des images fixes de la vidéo sont prises, qui serviront de vignettes. Une fois la conversion terminée, la vidéo est répliquée sur tous les serveurs du cluster. Elle peut enfin être diffusée. Le temps de traitement de chaque vidéo postée est de une à deux minutes.
Pour des investisseurs en capital-risque comme les associés de Sequoia Capital, habitués à des retours sur investissement faramineux, les perspectives de sortie offertes par YouTube ne sont pas mirobolantes. « Nous ne pouvons pas faire état d’évaluations de sortie comparables », reconnaît Roelof Botha dans son mémo. Parmi les entreprises similaires il cite Flikr, racheté par Yahoo pour 50 millions de dollars ; Webshots, racheté par CNET pour 70 millions de dollars ; ou encore Ofoto et Snapfish, rachetés par Kodack et HP pour des montants du même ordre, aucune n’a réalisé une sortie exceptionnelle. « Il existe d’autres exemples d’entreprises qui ont construit des modèles réussis en tirant parti du contenu généré par les utilisateurs, notamment TripAdvisor, acquis par IAC en 2004 pour plus de 100 millions de dollars », signale-t-il. Ou encore la plateforme de blogs Blogger, rachetée en 2002 par… Google. Quoiqu’il en soit, il recommande de procéder au financement de YouTube. « Nous sommes en pole position […]. Plusieurs sociétés de capital-risque les ont approchés ainsi que quelques sociétés de médias. J’aimerais faire connaître notre décision à la compagnie lundi », fait-il savoir, alors qu’il n’envoie son mémo que le vendredi après-midi. Ses associés ont le week-end pour étudier le document et se déterminer.
À aucun moment, dans l’esprit de Roelof Botha comme dans le business plan initial de YouTube, ne se pose la question du coût éventuel du copyright.
« YouTube surfe sur la vague des UGC qui a commencé avec du texte (blogs), des images (Flikr, Webshots, Ofoto) et de l’audio (podcasts). La vidéo est la prochaine étape naturelle, et la compagnie est bien placée pour en prendre le leadership », argumente Roelof Botha. Il préconise de renforcer l’équipe, notamment en nommant un vice-président des ventes et du marketing, et fixe ses conditions à l’exécution complète du plan de financement : l’équipe devra produire un business plan complet ; développer des produits publicitaires en libre-service pour les annonceurs ; avoir signé avec au moins cinq annonceurs des ordres de campagne d’au moins 5 000 dollars ; et faire évoluer la plateforme de manière à ce qu’elle puisse supporter un million de vidéos vues par jour. À aucun moment, dans l’esprit de Roelof Botha comme dans le business plan initial de YouTube, ne se pose la question du coût éventuel du copyright, les vidéos UGC postés par les utilisateurs étant supposées être libres de droits ; encore moins celle d’un partage des revenus avec ceux qui les ont créées. Le 7 novembre 2005, YouTube publie un communiqué annonçant le bouclage d’une levée de fonds de 3,5 millions de dollars auprès du fonds de capital risque Sequoia Capital, qui doit lui permettre d’accélérer sa croissance, d’améliorer le développement de sa plateforme, et d’accroître les efforts déployés en termes de vente et de marketing. Roelof Botha, dont la conviction a emporté la décision de ses associés, rejoint son conseil d’administration. Sur le papier, tout est parfaitement huilé. Mais quelques gros nuages vont commencer à s’amonceler dans le ciel de YouTube, qui n’a pas anticipé le principal risque : celui d’être victime de son succès.
Violations de copyright
Le lancement officiel de YouTube a lieu le 15 décembre 2005. En avril 2006, Sequoia et un autre fonds d’investissement, Artis Capital Management, injectent 8 millions de dollars de plus dans la compagnie, qui voit ses coûts de bande passante s’envoler. Quelques mois à peine après son lancement, YouTube est l’un des sites dont l’audience croît le plus vite sur Internet. À l’été 2006, 65 000 nouvelles vidéos sont postées chaque jour sur ses serveurs, qui en hébergent plusieurs dizaines de millions. 2,5 milliards de vidéos ont déjà été vues sur la plateforme, qui enregistre 100 millions de vidéos vues par jour, ce qui représente 60 % des vidéos vues sur Internet, quand son concurrent le plus proche, le moteur de recherche Google Video, n’en représente que 17 %. Nielsen/NetRating crédite alors le service de 20 millions d’utilisateurs mensuels. YouTube est le 6e site Web le plus visité au monde sur Internet. C’est aussi le premier site de vidéo sur le web en termes de visites, loin devant les moteurs de recherche Yahoo Video et Google Video, qu’il a rapidement doublés et distancés, avec pour nouveau challenger le site de réseautage social MySpace, devenu l’un de ses plus gros pourvoyeurs d’audience, grâce aux vidéos intégrées par les artistes à leur page de profil. « Lorsque nous avons atteint un million de vidéos vues par jour, nous avons compris que nous étions en présence de quelque chose d’énorme, et nous n’avions aucune idée de la dimension que cela pouvait prendre, confie Chad Hurley (Source), le créatif du trio fondateur (il est designer), auquel on doit le logo et l’interface très sobre et fonctionnelle de YouTube, et qui occupe les fonctions de P-DG. Nous pensions qu’à 30 millions de vues par jour, nous parviendrions à un point de saturation, mais nous avons largement dépassé ce stade. » Avec un CPM (coût pour mille) qui s’inscrit dans la fourchette basse des projections de Roelof Botha, les revenus de YouTube, en revanche, ne sont pas vraiment au rendez-vous. En 2006, son chiffre d’affaires publicitaire est de l’ordre de 1,25 million de dollars par mois en moyenne. C’est très insuffisant, ne serait-ce que pour couvrir les coûts opérationnels de la plateforme.
YouTube s’expose par ailleurs à des poursuites judiciaires qui n’ont pas du tout été anticipées, et qui hypothèquent son avenir financier. Ce ne sont pas les purs UGC d’amateurs, vidéos de gags, de bébés, de chats et autres films de vacances, qui font l’essentiel de son audience, mais pléthore d’enregistrements d’émissions de TV et de clips vidéo de musique que les utilisateurs mettent en ligne sans se soucier des questions de droits. La charte d’utilisation de YouTube, qu’ils acceptent pour la plupart sans la lire, exige de détenir les droits des contenus postés. Mais la multitude des internautes, dont les usages sont difficiles à anticiper et à contrôler, s’est appropriée l’outil à sa manière. Une part croissante du catalogue de YouTube, y compris les vidéos UGC avec une musique du commerce en fond sonore, enfreint le copyright des maisons de disques et de grands groupes de médias, qui commencent à s’en émouvoir publiquement. À une pratique relevant jusque-là du « fair use » aux États-Unis, ou de la copie privée en Europe continentale (l’échange de cassettes vidéo enregistrées dans un cercle privé restreint), YouTube donne soudain une dimension planétaire. « Il serait tentant de qualifier la start-up YouTube […] de »Napster de la vidéo » », écrit alors l’hebdomadaire américain Newsweek (Source), qui ne cède pourtant pas à cette tentation. La plateforme d’hébergement est plus conciliante avec les ayants droit que le pionnier des réseaux peer-to-peer, tempère le magazine. Elle s’échine à retirer de ses serveurs tous les contenus qui lui sont signalés comme enfreignant des copyrights. « Nous ne sommes plus en 1999, déclare à l’auteur de l’article Kevin Donahue, vice-président du marketing et de la programmation chez YouTube. Ces types [Napster] étaient des renégats. Ils se croyaient intouchables. Nous voulons être en affaires avec les fournisseurs de contenu, pas en conflit avec eux. »
YouTube relève d’un statut juridique dérogatoire institué par l’adoption, en 1998, du Digital Millenium Copyright Act (DMCA).
Début 2006, la start-up obtempère immédiatement lorsque la chaîne de TV américaine NBC demande le retrait d’un extrait de son émission hebdomadaire « Saturday Night Live » (SNL) : un sketch musical, « Lazy Sunday », dans lequel deux humoristes de l’émission, Andy Samberg et Chris Parnell, interprètent un rap satirique. Lors de sa première diffusion sur NBC, le sketch musical de SNL remporte un énorme succès et se retrouve très vite posté sur YouTube, où il fait le buzz et bat des records d’audience. Lorsque NBC demande son retrait dix jours après sa mise en ligne, en même temps que celui de 500 autres vidéos, il a atteint 1,2 million de vues. L’épisode révèle tout le potentiel de YouTube en matière de divertissement, et finit par convaincre NBC de conclure un accord avec la plateforme quelques mois plus tard. Peu de temps auparavant, le fabricant de chaussures de sport Nike a expérimenté en catimini son potentiel publicitaire sans en avertir la plateforme, en postant un clip du footballeur Ronaldhino essayant de nouvelles chaussures à crampons de la marque, qui sera la première vidéo à atteindre le million de vues sur YouTube.
La réussite de YouTube, sa popularité, et la croissance exponentielle de son audience, commencent à susciter les convoitises de grands groupes de médias, mais aussi de Google et Yahoo, qui voient dans son éventuelle acquisition un moyen d’étendre de manière significative les services de leur propre moteur de recherche vidéo, et de prendre le leadership d’un secteur à peine émergent. Les poursuites judiciaires auxquelles s’expose la start-up, cependant, freinent leurs ardeurs. En se positionnant comme un simple prestataire technique n’ayant aucun contrôle sur le contenu posté sur Internet par ses utilisateurs – au même titre, par exemple, qu’un fournisseur d’accès ou un service de messagerie électronique sur le Web -, YouTube relève d’un statut juridique dérogatoire institué par l’adoption en 1998, sous la présidence de Bill Clinton aux États-Unis, du Digital Millenium Copyright Act (DMCA).
Cette loi américaine de régulation d’Internet et des nouvelles « autoroutes de l’information », qui va directement inspirer la législation européenne en la matière au début des années 2000, confère aux intermédiaires techniques d’Internet une responsabilité limitée à l’égard des violations de copyright perpétrées hors de leur contrôle par les utilisateurs de leurs services. Leur seule obligation est de retirer de leur serveurs les contenus signalés comme enfreignant des droits de propriété intellectuelle avec la plus grande diligence, c’est-à-dire sous un délai raisonnablement court. Mais à peine retirées, les vidéos signalées réapparaissent presque immédiatement sur la plateforme, d’autres utilisateurs se chargeant de les reposter. La compagnie, qui doit traiter des milliers de signalements de ce type chaque jour, se voit reproché de ne pas être assez réactive, et de ne pas consacrer assez de moyens à la lutte contre le piratage. Elle s’expose au risque de voir son statut d’hébergeur contesté devant les tribunaux, et d’être entraînée dans de longues et coûteuses batailles judiciaires.
Les dessous de la vente à Google
Au cours de l’année 2006, YouTube tente de faire amende honorable en négociant des accords de partage de ses revenus publicitaires avec certains ayants droit. La plateforme prévoit de mettre à leur disposition, dès la fin de l’année, des outils leur permettant de mieux détecter les vidéos qui enfreignent leur copyright, et d’autoriser leur monétisation, ou de demander leur retrait. Après celui conclu avec la chaîne NBC au mois de juin, YouTube parvient à un accord avec la maison de disques Warner Music début septembre, qui porte sur la monétisation des vidéos de ses artistes mises en ligne par ses équipes de marketing ou par les fans, et de celles qui utilisent sa musique en fond sonore. Un mois plus tard, le Wall Street Journal révèle que Google manifeste la velléité de racheter YouTube.
Deux de ses fondateurs, Chad Hurley et Steve Chen, ont entamé des discussions avec le moteur de recherche, dont les réserves de cash seraient largement suffisantes, le cas échéant, pour assurer leurs arrières en cas de déboires judiciaires. La nouvelle devient officielle le 9 octobre 2006 : dix-huit mois à peine après le lancement de la plateforme en bêtatest, Google annonce son intention de racheter YouTube par le biais d’un échange d’actions qui valorise la compagnie à hauteur de 1,65 milliard de dollars. L’opération doit être finalisée courant novembre. YouTube conservera son indépendance, ses 67 employés et son siège de San Bruno en Californie, que la compagnie vient à peine d’investir. La plateforme est alors créditée par Hitwise de plus de 50 millions d’utilisateurs mensuels et pèse 46 % du trafic de la vidéo en ligne, contre 23 % pour MySpace et 10 % pour Google Video (source).
Bien que cette valorisation de YouTube paraisse exorbitante, elle est loin d’égaler celle de certaines start-up au plus fort de la bulle Internet. En 1999, Yahoo, qui n’en a jamais rien fait, rachetait le site de streaming Broadcast.com pour 5,7 milliards de dollars. Un an plus tôt, le fournisseur d’accès par câble @Home Network lui grillait la priorité en acquérant le portail web et moteur de recherche Excite pour 7,2 milliards de dollars. Yahoo n’en avait proposé que 5 à 6 milliards. En 2000, peu avant que n’éclate la bulle des « dotcoms », le fournisseur d’accès à Internet Terra Network, filiale de l’opérateur de télécommunications espagnol Telefonica, se portait acquéreur du moteur de recherche Lycos pour 12,5 milliards de dollars. Selon le New York Times (source), Yahoo s’était positionné pour racheter YouTube, et avait engagé des discussions avec ses fondateurs qui n’ont pas abouti. Échaudé par ses mésaventures antérieures (son rachat de l’hébergeur de sites Web Geocities pour 2,8 milliards de dollars, en 1999, n’ayant pas plus porté de fruits que celui de Broadcast.com la même année), le célèbre portail web n’a pas voulu mettre le prix demandé.
Google a laissé passer l’opportunité, un an auparavant, de racheter le réseau social MySpace.
Google, qui a laissé passer l’opportunité, un an auparavant, de racheter le réseau social MySpace, acquis par le groupe de médias australien News Corp pour 580 millions de dollars, s’est immédiatement infiltré dans la brèche, acceptant de payer un prix qui, plutôt que de valoriser YouTube sur la base d’éléments comptables, promettait surtout de dissuader tous les acquéreurs potentiels en lice, et ne représentait que 2 % de sa capitalisation boursière. C’est la première fois que le moteur de recherche, habitué à acquérir des start-up pour des sommes relativement modiques, investit massivement pour prendre le contrôle d’un concurrent. « Le prix est difficile à justifier sur une feuille de calcul […], mais c’est un pari stratégique que fait Google avec un objectif à long terme : devenir le partenaire technologique et de distribution privilégié des producteurs et éditeurs de contenu », commente un analyste de chez UBS dans le New York Times.
Pour les fondateurs de YouTube et ses actionnaires, c’est le jackpot. Au fonds d’investissement Sequia Capital, qui a investi 9 millions de dollars dans la compagnie entre novembre 2005 et avril 2006, et qui détient environ 30 % du capital de YouTube, l’opération permet d’empocher 516 millions de dollars en actions de Google (source). Les 3 millions de dollars investis six mois plus tôt par le fonds Artis Capital lui rapportent 85 millions de dollars en actions. Et parmi les fondateurs, la manne est de 334 millions de dollars en actions pour Chad Hurley, qui détenait environ 20 % du capital de la compagnie ; de 301 millions de dollars pour Steve Chen ; et de 66 millions de dollars pour Karim Jawed, qui s’est retiré de l’opérationnel depuis quelques mois pour reprendre ses études. La veille de l’annonce du rachat, YouTube parvient à conclure in extremis un accord avec les maisons de disques Universal Music et Sony Music, ainsi qu’avec le groupe de médias américain CBS. L’objectif de la plateforme est de se mettre au moins temporairement à l’abri, en amont de la transaction, des poursuites judiciaires que les maisons de disques, les chaînes de télévision et les studios de cinéma pourraient engager une fois celle-ci réalisée.
Quelques jours plus tard, le New York Times révèle, en citant des sources anonymes proches des négociations, que les accords conclus précipitamment par YouTube avec trois des quatre majors de la musique (à l’exception d’EMI) incluaient la cession d’une participation dans le capital de YouTube leur permettant de se partager une plus-value de 50 millions de dollars au lendemain de la vente. Sous la pression des conseillers juridiques du moteur de recherche, qui craignaient le pire, YouTube et Google auraient également convenu de consigner une partie du montant de la transaction, à hauteur de 500 millions de dollars, pour dédommager les ayants droit qui intenteraient des actions en justice contre la plateforme. Les deals conclus avec les plus gros titulaires de droits en amont de la vente, dont trois des principales maisons de disques, devraient cependant laisser quelques mois de répit à YouTube.
DMCA et Content ID
Dès le mois de février 2007, YouTube commence à tester un système, le Content ID, permettant aux fournisseurs de contenus de détecter automatiquement les vidéos qui enfreignent leur copyright sur la plateforme. En s’appuyant sur des technologies de calcul d’empreintes numériques (fingerprint) développées par la compagnie Audible Magic, l’outil permet l’identification des contenus originaux exploités dans les vidéos postées par les utilisateurs. Capable de reconnaître une mélodie dans une reprise effectuée par un chanteur ou un musicien amateurs, l’algorithme du Content ID compare les vidéos mises en ligne sur YouTube avec une base de données d’empreintes calculées à partir des contenus audio et vidéo originaux fournis par les titulaires de droits, qui décident de la procédure à suivre lorsqu’une correspondance est établie. Trois options leur sont alors proposées : bloquer la vidéo incriminée pour que les internautes ne puissent plus la regarder ; la monétiser en y ajoutant des annonces – et, dans certains cas, partager les revenus qu’elle génère avec l’utilisateur qui l’a mise en ligne ; ou suivre simplement ses statistiques. Toutes ces actions peuvent varier d’un territoire à l’autre. Une vidéo peut être monétisée dans un pays, et bloquée ou suivie dans un autre. En l’espace de dix-huit mois, le système Content ID de YouTube, dans l’intégration duquel Google va progressivement investir plus de 60 millions de dollars, a déjà permis d’automatiser l’émission de centaines de millions de réclamations, qui débouchent dans leur grande majorité sur la monétisation de la vidéo signalée.
Le moteur de reconnaissance de YouTube est excellent pour faire rapidement un premier tri sur de gros volumes, mais il y a des trous dans la raquette.
Jean-François Bert
Chaque vidéo nouvellement postée est scannée par le Content ID de YouTube, que sa description semble ou non suspecte. Et le système est particulièrement résistant. « J’ai vraiment pensé qu’il échouerait à certains des tests d’amplification, rapporte sur son blog un développeur informatique, Scott Smitelli, qui a effectué toute une batterie de tests pour tenter de le mettre en échec (Source). Surtout les essais à +/-48 dB. Dans un cas la vidéo était quasiment silencieuse, et le son tellement distordu dans un autre que la chanson en devenait complètement inaudible. Il l’a identifiée dans tous les cas. De même, il peut identifier une chanson dans un bruit de fond constant, jusqu’à ce que le niveau de bruit dépasse la barre des 45 %. […]. Enfin, il capte toutes les variations subtiles de hauteur et de tempo. » Le système n’est pas totalement infaillible. Lorsqu’il coupe le son du début de la chanson de test pendant 30 secondes sur la bande son, pour le rétablir ensuite jusqu’à la fin, le Content ID de YouTube ne l’identifie pas, explique t-il : « Tant que vous coupez cette partie, vous pouvez théoriquement utiliser le reste de la chanson sans être détecté. Je ne sais pas si tous les échantillons de la base de données du contenu présentent des faiblesses similaires, mais c’est quelque chose qui mérite d’être approfondi », conclue-t-il.
« Le moteur de reconnaissance de YouTube est excellent pour faire rapidement un premier tri sur de gros volumes, mais il y a des trous dans la raquette c’est une évidence, qui sont parfois très gros », explique Jean-François Bert, PDG et fondateur de Transparency, une compagnie qui aide les sociétés de gestion collective comme la Sacem à optimiser leur gestion des droits sur Internet. « Il y a d’une part un enjeu de volumétrie, résume t-il, avec des milliards de lignes de reporting à traiter qui comportent chacune beaucoup d’informations. Et d’autre part un enjeu de fiabilité des données renvoyées par les plateformes, qui sont rarement complètes. » Les clips officiels postés par les labels sont en général très bien identifiés et monétisés. Mais c’est une autre affaire avec les vidéos que postent les utilisateurs : « Sur une centaine de pays, avec tous les UGC qui ne sont pas reconnus par le fingerprinting de YouTube, le manque à gagner est énorme ».
Le Content ID de YouTube fait l’objet de nombreuses critiques. La maison de disques Universal Music Group (UMG) indique à propos de sa division Universal Music Publishing, dans une déposition écrite soumise en 2005 au Bureau du copyright américain, que le système « échoue à identifier jusqu’à 40 % des utilisations des œuvres [de son répertoire] sur YouTube » (source). Une assertion contre laquelle Google s’inscrit en faux un an plus tard, dans un rapport sur les moyens mis en œuvre pour lutter contre le piratage. Le Content ID résout 98 % des problèmes de copyright qui se posent sur YouTube, affirme l’opérateur de la plateforme. Sa base de données d’empreintes contient alors plus de 50 millions de références actives, revendique-t-il. Et plus de 8 000 partenaires l’utilisent pour gérer et monétiser leur contenu : des diffuseurs radio ou télé, des studios de cinéma, des éditeurs de musique, des maisons de disques, des labels… Enfin, 90 % des signalisations aboutissent à une autorisation de monétisation. Un taux qui frôle les 100 % dans la musique. Depuis son lancement, le Content ID a ainsi permis de générer à lui seul 2 milliards de dollars de revenus pour les titulaires de droits, avance Google. Son rapport indique que les contenus postés par les fans dont la monétisation est autorisée pèsent 50 % du chiffre d’affaires de l’industrie musicale sur YouTube.
Universal Music Group comptabilise 21 349 litiges actifs en huit jours
La gestion du Content ID n’en est pas moins devenu une usine à gaz pour les maisons de disques et les distributeurs en ligne, qui assurent la gestion du contenu des labels indépendants. Elle mobilise de plus en plus de ressources en interne, qui doivent gérer les contestations des utilisateurs dont le contenu fait l’objet d’une demande de retrait. « Entre le 5 et le 12 mars 2016 inclus, les données actuellement à la disposition d’UMG indiquent que les utilisateurs de YouTube ont contesté au total 7 068 demandes [de retrait]. Au 5 mars 2016, UMG comptait déjà 13 741 litiges dans sa file d’attente, soit un total de 21 349 litiges actifs durant cette période de huit jours », indique Universal Music dans sa déposition. La compagnie déclare employer une demi-douzaine de personnes aux États-Unis et en Angleterre pour se consacrer à cette seule tâche. Et s’appuyer en sus sur des prestataires externes pour gérer l’identification, les réclamations et les contestations.
Ces contestations sont parfois largement justifiées. Certains youtubeurs stars sont victimes, à cet égard, de dysfonctionnements ou d’abus du système. En décembre 2018, le producteur et musicien allemand Christian Büttner, aka TheFatRat, se plaint qu’un escroc a utilisé le système automatisé pour revendiquer la propriété de son contenu et détourner ainsi ses revenus. En avril 2019, la chaîne WatchMojo, 20 millions d’abonnés sur YouTube, 15 milliards de vues, dénonce dans une vidéo les signalement abusifs de certains ayants droit, qui ont réclamé indûment, pour un montant estimé à 2 milliards de dollars sur la période 2014-2019, la monétisation pour leur propre compte de nombreuses vidéos dont ils ne détenaient pas les droits.
La montée en puissance d’un nouveau mastodonte
Dès son acquisition par Google en 2006, le développement de YouTube, déjà spectaculaire, s’accélère encore plus. En 2007, la plateforme de vidéo consomme autant de bande passante qu’Internet tout entier en 2000 ! YouTube signe un accord de partage des revenus avec la maison de disques EMI et introduit les publicités diffusées en pré-roll. De un million de dollars par mois en 2006, ses coûts de bande passante passent à un million de dollars par jour en 2008, avec dix heures de vidéo envoyées par les internautes toutes les minutes. Le magazine Forbes estime alors les revenus annuels de YouTube, que Google ne détaille pas dans ses résultats, à 200 millions de dollars. Courant 2009, le pape Benoît XVI et le président Obama lancent leur chaîne, et le groupe U2 diffuse son premier concert en direct. 20 heures de vidéo sont téléchargées chaque minute et Chad Hurley révèle sur un blog que YouTube a franchi la barre de un milliard de vues par jour. En décembre 2012, cinq mois après sa mise en ligne, le clip du tube de K-pop « Gangnam Style » est la première vidéo à atteindre un milliard de vues. Un record qui va très vite être battu.
Google ne dévoile ni le résultat opérationnel, ni le bénéfice net de YouTube.
D’une année sur l’autre, tout au long de la décennie, les statistiques s’emballent. En 2019, 25 % de la population mondiale utilise YouTube tous les mois, dans plus de 90 pays, dont 181 millions de personnes aux États-Unis, et 85 % des 17 35 ans. La plateforme enregistre 2 milliards de connexions par jour, et un milliard d’heures de vidéo visionnées. 70 % du trafic provient des mobiles, et 500 heures de vidéo sont envoyées toutes les minutes, soit 576 000 heures par jour. La musique est le contenu le plus prisé. Des tubes de musique planétaires battent des records d’audience, qui laissent celui du sud-coréen Psy plafonner loin derrière à 3 milliards de vues. Le clip du tube latino « Despacito », du Portoricain Luis Fonsi (Universal Music), en affiche plus de 6 milliards aujourd’hui. Et l’audience des chaînes musicales explose, comme celle de la chaîne indienne T-Series, l’une des plus anciennes sur YouTube (2006) – 13 500 vidéos au catalogue, 102 millions d’abonnés, et près de 74 milliards de vues. Ou encore celle de la chanteuse Lady Gaga, plus de 7 milliards de vues, avec seulement 146 vidéos.
En l’espace de quinze ans, YouTube s’est transformé en mastodonte des nouveaux médias. Selon des estimations d’analystes financiers, le chiffre d’affaires annuel de la plateforme de vidéo, dont Google ne dévoile ni le résultat opérationnel, ni le bénéfice net dans ses publications financières, est aujourd’hui de l’ordre de 15 milliards de dollars par an, et pèse environ 10 % du chiffre d’affaires publicitaire de sa maison mère. Il a plus que triplé en cinq ans. La plateforme est devenue la plus grosse audience de la musique en ligne, et la musique son meilleur pourvoyeur d’audience. Elle squatte le top 10 des vidéos les plus vues de tous les temps sur YouTube, avec Ed Sheram, Mark Ronson, Justin Bieber, Maroon 5, Taylor Swift, et bien sûr Psy ou Luis Fonsi. C’est devenu un véritable réseau social pour la musique, comme jamais MySpace ne l’a été, et un vivier de création et d’éducation musicale. YouTube est aussi la plateforme de streaming où la musique est la moins bien monétisée, même si elle rapporte des dizaines de millions de dollars à certains artistes. Un état de fait lié à son statut particulier, qui est contesté, et sans lequel elle n’aurait peut-être jamais existé.
Philippe Astor