Après plus de dix-huit mois de travail, le Centre national de la musique diffuse son étude sur la manipulation des écoutes sur les plateformes musicales, et plus précisément sur les streams considérés comme frauduleux, ou faux streams. Elle constitue la première étude au monde sur ce sujet, documentée et concertée.
Faux streams, vrai phénomène : le CNM, avec les professionnels pour lutter contre la fraude
L’enjeu est important dans notre pays comme dans le reste du monde : le développement des services musicaux, gratuits et financés par de la publicité, ou sur abonnements payants, individuels ou familiaux, constitue une formidable opportunité pour la filière musicale, après de longues années de crise. Selon la Fédération internationale de l’industrie phonographique (IFPI), les revenus du streaming par abonnement payant et financé par la publicité représentaient en 2021 65% des revenus mondiaux de la musique enregistrée ; en France, avec plus de 500 millions d’euros, le numérique contribue à 70% de la valeur totale du marché en 2021 contre 10% en 2011 (source SNEP). Cette croissance aiguise les appétits et stimule la créativité de celles et ceux qui cherchent à abuser du système.
La multiplication de faux streams, c’est-à-dire les procédés permettant d’augmenter artificiellement le nombre d’écoutes ou de vues pour générer un revenu, est, ni plus ni moins, du vol : dans un système reposant sur le market centric, dans lequel la rémunération des ayants droit résulte, pour chaque titre, de la part qu’il représente dans l’ensemble des écoutes du marché national sur une année, celui qui gonfle ses chiffres d’écoute retire une part de rémunération à tous ceux qui ne trichent pas, en contribuant à faire baisser la rémunération moyenne par stream de tous les ayants droit. Il était donc très important de vérifier la réalité de ces phénomènes, de les décrire et les qualifier, d’en mesurer l’impact sur le marché et de rechercher les moyens de lutter contre ces fraudes. C’est à cela que le CNM s’est attaché, à la demande du ministère de la Culture.
De longs mois de travail ont été nécessaires pour convaincre les acteurs du secteur – plateformes, distributeurs, organismes de gestion collective, producteurs, éditeurs de musique, organisations professionnelles, médias, avocats – de coopérer, notamment pour parvenir à des définitions communes de ces phénomènes, pour partager les diagnostics et les données et pour bâtir une feuille de route. Deezer et Qobuz, d’abord, Spotify également, se sont engagés dans la démarche en transmettant la volumétrie globale des fausses écoutes détectées sur le marché français ainsi que des données plus détaillées sur la base des 10 000 titres les plus écoutés. Ces données ont été complétées par des données de certains distributeurs, représentant au global la majorité du marché français.
Il faut en revanche regretter que des acteurs comme Amazon Music, Apple Music et YouTube n’aient pu ou souhaité partager leurs données suivant le périmètre d’observation défini, malgré toutes les garanties de confidentialité que le CNM leur apportait. Un manque de coopération avait déjà été relevé au moment de l’étude de 2021 sur la répartition de la valeur sur les plateformes (« User centric vs Market centric »). En outre, pour Qobuz, Deezer et Spotify, les différences de méthodes de détection, de périmètres, d’outils, ont rendu l’analyse très difficile et expliquent de nettes différences dans les résultats respectifs. Gageons qu’à l’avenir toutes les plateformes s’engageront pleinement dans les prochaines études du CNM, dans une logique de transparence et de coopération, indispensable au bon fonctionnement de la filière et à la confiance dans son modèle économique.
Quelques conclusions principales peuvent être tirées de l’étude.
1. La manipulation des écoutes en ligne est une réalité.
Fausses écoutes dépassant le seuil de comptabilisation de 30 secondes opérées par des robots ou des personnes physiques, fausses playlists, ajouts de titres sur les plateformes, sont des usages désormais assez bien connus. Fermes à streams, piratages de comptes, l’imagination des pirates est riche et évolutive, au point que les parades imaginées et mises en œuvre par les plateformes au premier chef, mais aussi les distributeurs et ayants droit de la musique, se doivent non seulement de constamment évoluer et s’améliorer, mais aussi d’anticiper toute contre-offensive des fraudeurs.
Les données communiquées par les plateformes et les contributions des professionnels permettent d’établir que ces pratiques se sont largement répandues : à des degrés variables, des irrégularités sont relevées, dans le catalogue des majors, des labels indépendants de toutes tailles, dans le répertoire français comme dans le répertoire international, pour des nouveautés comme pour ce que l’on appelle le back catalogue (c’est-à-dire, dans le cadre de l’étude, les titres de plus de 36 mois), dans le hip-hop comme dans le pop/rock, le classique, la chanson française ou les musiques d’ambiance.
Selon les données de Deezer et de Spotify, la fraude détectée se situe ainsi à plus de 80% au niveau de la longue traîne (au-delà du top 10 000) et, selon les propos des professionnels, pourrait être liée à la volonté d’ayants droit à notoriété limitée d’émerger dans une offre très riche ou à une stratégie de « parasitisme » consistant à générer des revenus artificiels de faible volume, mais sur la durée, en demeurant sous les « radars ». S’agissant des « tops », on peut également formuler deux hypothèses, alternatives ou cumulatives : soit les titres les plus écoutés sont proportionnellement moins concernés par ces pratiques frauduleuses, soit ils sont l’objet de techniques de fraudes plus difficilement détectables, visant non pas à créer un volume très important de fake streams sur l’ensemble de l’année, mais à optimiser un classement à court terme à des fins de meilleur référencement.
2. Sur la base des données communiquées par Deezer, Qobuz, Spotify (avec des méthodologies de détection différentes) et un panel de distributeurs (Universal, Sony, Warner, Believe et Wagram représentant plus de 90% du top 10 000 Spotify et plus de 75% du volume de streams global réalisé sur Deezer), le rapport établit que, en France, en 2021, entre 1 et 3 milliards de streams, au moins, sont faux, soit entre 1 et 3% du total des écoutes.
Il faut ici souligner que le CNM s’appuie, pour ce constat, sur les streams frauduleux détectés par les plateformes et éliminés du partage des droits. Il est certain que la réalité des faux streams dépasse ce qui est détecté, sans qu’il soit pour autant possible de parvenir à un chiffrage précis… puisqu’ils n’entrent pas dans le champ de la détection. Tous les chiffres qui circulent dans les médias, très supérieurs à 3%, ne reposent sur aucune donnée établie et démontrée… ce qui ne nous permet pas pour autant de les contredire.
À côté de ces milliards de streams frauduleux, l’ampleur de la non-détection doit ainsi être soulignée. Les méthodes utilisées par les fraudeurs évoluent et ne cessent de se perfectionner, et la fraude semble être de plus en plus aisée à commettre. Certains professionnels ont indiqué être directement démarchés par des prestataires présentant leurs offres d’augmentation artificielle de streams, et Deezer constate une hausse de la fraude détectée en 2022.
3. Dans le détail, les éléments suivants se dégagent plus particulièrement au sein des top 10 000.
Toutes les esthétiques sont touchées par ce phénomène, du hip-hop/rap à la chanson française, la pop le rock/métal ou encore le classique et aucun de ces genres ne doit être pointé du doigt et dans des proportions cohérentes avec leur part de marché.
Si l’on entre dans le détail sur Spotify et Deezer, la très grande part des streams détectés provient du hip-hop/rap. C’est assez logique puisqu’il s’agit des genres les plus écoutés (plus de 50% du top 10 000 sur Spotify et 40% sur Deezer). Ainsi, le hip-hop/rap représente 84,5% des streams détectés sur Spotify et 27,7% sur Deezer. Pour autant, rapportés au nombre total d’écoutes de titres hip-hop/rap, ces streams frauduleux ne représentent qu’un très faible pourcentage, 0,4% sur Spotify et 0,7% sur Deezer, quand la part des streams détectés comme frauduleux sur l’ensemble des écoutes d’un genre donné est nettement plus élevée sur les musiques d’ambiance (4,8% sur Deezer) et les titres non musicaux (3,5%). Cette tendance se confirme en observant les données des distributeurs.
En termes d’ancienneté du catalogue, sur le top 10 000 Spotify (agrémenté par les données des distributeurs), 96 % de la détection provient de la nouveauté et 93 % du catalogue local français. La part de streams détectés sur les nouvelles sorties locales, s’élève à 0,46%. Sur le top 10 000 Qobuz elle est à 1,18% et 0,75% sur Deezer.
4. Face à ce phénomène, il faut saluer la mobilisation croissante de tous les acteurs sollicités par le CNM.
Tous ont conscience des enjeux quant au développement du streaming payant. Dans un contexte où le taux de pénétration de ces services dans les foyers français connaît encore une marge de progression en comparaison avec nos voisins anglais, allemands, ou même américains , et où les questions de pouvoir d’achat peuvent, dans les familles, appeler des arbitrages défavorables à la musique payante en ligne, l’éventuelle défiance des utilisateurs face à des systèmes laissant la place à la triche est un risque à ne pas sous-estimer.
De plus, plusieurs professionnels de la filière indiquent qu’à présent, ils ne peuvent se fier aux performances des artistes sur une plateforme (pour signer un artiste en label, le programmer en concert ou en radio), et force est de constater qu’un manque de confiance s’installe entre les acteurs.
Enfin, pour les artistes eux-mêmes, au-delà de l’effet sur l’image de ceux suspectés de triche, les streams frauduleux perturbent les profils algorithmiques et affaiblissent les taux d’engagement, ce qui réduit la capacité de recommandation d’un artiste en fournissant des informations trompeuses puisque, bien évidemment, les faux utilisateurs ne se comportent pas comme les fans habituels.
Depuis le lancement de l‘étude à l’été 2021, le CNM a ainsi pu constater la mobilisation croissante des plateformes, des distributeurs et producteurs face à cette problématique, celle-ci se traduisant pour certains d’entre eux par la mobilisation d’équipes dédiées et l’accroissement des ressources dédiées à la lutte contre ces manipulations.
5. Cette dynamique doit être amplifiée et au-delà de la détection, il convient de s’interroger sur les modalités de sanction des pratiques frauduleuses.
Au pénal, comme au civil, le droit applicable offre une palette de voies de droit susceptibles d’être utilisées par les personnes morales ou physiques lésées par de telles manipulations. L’escroquerie, l’accès frauduleux à un système de traitement automatisé de données (STAD), la pratique commerciale trompeuse au titre de la responsabilité pénale, mais aussi la responsabilité délictuelle, le non-respect des conditions contractuelles ou des conditions générales d’utilisation, l’atteinte au droit des marques, la concurrence déloyale au titre de la responsabilité civile peuvent permettre à la justice de se prononcer. Néanmoins, une difficulté majeure demeure : dans la plupart des cas, le commanditaire à l’origine de la demande de manipulation des streams sera rarement identifié et identifiable.
Dans ce contexte, des actions concertées au niveau professionnel sont nécessaires pour amplifier celles engagées pour lutter contre la fraude. Le CNM propose l’élaboration d’une charte interprofessionnelle de prévention et de lutte contre la manipulation des écoutes en ligne. Adopté par les acteurs de la filière de la musique enregistrée, ce document permettrait notamment d’arrêter une définition précise de ces pratiques et de sensibiliser tous les professionnels, jusqu’aux artistes, aux risques juridiques associés à ces manipulations et enfin de formaliser et d’harmoniser des processus d’alerte, ainsi que des sanctions graduées.
De plus, dans la même logique et en étroite concertation avec l’ensemble des parties prenantes, appuyées sur les compétences d’un tiers de confiance, pourraient être réalisés un audit de données et des méthodes de détection et, en collaboration avec le Pôle d’expertise de la régulation numérique (PEReN) du ministère de l’Économie, un diagnostic de transparence. Avec la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), la pertinence des différents dispositifs de répression existants pourrait être rappelée avant d’envisager, le cas échéant, des mesures spécifiques.
En tout état de cause, le CNM réunira désormais régulièrement un comité de suivi des mesures de prévention et de lutte contre les manipulations des écoutes, et une nouvelle étude sera réalisée en 2024 pour s’assurer de leur efficacité.
Jean-Philippe Thiellay
Président du Centre national de la musique